vendredi 22 août 2008

Pascal : la démarche des Pensées en 4 points.


Quels que soient les éclairages qu’apportent les éditions successives des Pensées de Pascal, aucun classement ne permet d’établir le plan précis qu’eût adopté ce dernier s’il avait pu mener à bien son « Apologie de la religion chrétienne ». Mais si l’on ignore ce plan, la stratégie globale de l’auteur – esquissée dans la fameuse édition Brunschvicg – ne fait guère de doute. La démarche de Pascal consiste en effet, en partant des contradictions de la nature humaine, à montrer que seul le christianisme en donne une explication cohérente. En voici un bref résumé, ou plutôt un survol, à la demande de mon interlocuteur « Phénix ingénu », avec quelques citations (suivies de leur numéro dans l’édition Brunschvicg, pour un répérage plus commode) :

■ Première étape : Pascal décrit la misère, ou plutôt les misères de la condition humaine, jetée dans le cosmos et livrée à elle-même. Misère d’être plongé sans raison dans l’espace-temps : « Qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. » (Pensée 72) ; « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. » (Pensée 206). D’où la disproportion qui rend cet univers inintelligible à la conscience humaine.

Mais la misère de l’homme est aussi dans les puissances trompeuses qui, à l’intérieur de lui-même, le rendent incapable de connaître la vérité :
- c’est L’AMOUR-PROPRE, qui pousse chacun à flatter les autres et à refuser de se voir tel qu’il est (« La nature de l’amour-propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi », 100) ; d’où un mensonge social généralisé (« L’homme n’est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l’égard des autres », 100, – ce qui montre, s’il le fallait, combien « Le moi est haïssable », 455) ;
- c’est L’IMAGINATION, « C’est cette partie dominante dans l’homme, cette maîtresse d’erreur et de fausseté, et d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours » (82), au point que les plus sages en sont les premières victimes (« Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu’il ne faut »… ne manquera pas de trembler comme un poltron, 82) ;
- c’est LA COUTUME, qui nous fait prendre pour notre nature de simples caractères acquis, si bien qu’on ne sait plus en quoi consiste notre essence.

Aussi trompeuses que soient ces facultés, elles ne sauraient pourtant nous masquer la « vanité » de notre être et de ses conduites (cf. la pensée sur « Le nez de Cléopâtre », dans notre précédent billet) et l’ennui poignant des jours qui nous mènent inexorablement au cimetière (« Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste : on jette un peu terre sur la tête, et en voilà pour jamais », 210). Un rapide regard sur les hiérarchies sociales et la vanité des systèmes politiques, incapables de vérité et de justice, nous indique que nous ne pourrons guère trouver notre félicité dans l’organisation de la cité (« Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au delà », 294)

Que fait alors l’homme ? Il se « divertit ». Toutes ses entreprises, y compris les plus sérieuses, ne sont qu’un vaste divertissement, une « diversion » par laquelle il se cache sa condition tragique, au lieu de lui chercher un sens en se recueillant (« Tout le malheur de l’homme vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre », 139) Et cette fuite en avant amplifie son malheur.

■ Deuxième étape. Le tableau précédent pourrait conduire au suicide… sauf que Pascal n’en a pas fini avec son lecteur, qu’il suppose avide de vérité. Après l’avoir provisoirement « désespéré », il lui assène alors une nouvelle considération : l’homme est grand ! Et c’est la pensée qui fait sa grandeur (« L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant »). Sommes-nous rassurés ? Pas du tout, car il faut trouver une cohérence à cette contradiction de notre nature : « L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête » (358 ; il est à la fois l’un et l’autre). Le paradoxe est tel que c’est la conscience de sa misère qui fait la grandeur de l’être humain : « La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable […] Toutes ses misères-là prouvent sa grandeur. Ce sont misères de grand seigneur, misères d’un roi dépossédé » (397-398). Nous voilà bien avancés. Eh bien, dit justement Pascal, le mystère chrétien de la Chute originelle explique cette double nature de l’homme : il fut comme un roi au jardin d’Éden, puis il a été déchu de sa royauté par le péché. D’où son statut de roi dépossédé, – expression devenue célèbre. Que faire alors ?

■ Troisième étape. Pascal s’est jusqu’à présent servi de la seule raison humaine pour décrire les contradictions de l’homme (elle servira d’ailleurs aussi à montrer la cohérence du christianisme). Mais ce point établi, il faut dépasser la raison, car celle-ci conduit à son propre dépassement : "La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu'il y a une infinité de choses qui la surpassent; elle n'est que faible, si elle ne va pas jusqu'à connaître cela." (267) On n’accède en effet à la Vérité que par la foi, et cette foi ne s’obtient qu’à l’aide d’une autre faculté : le cœur. Le cœur, au-delà de ce que voient les yeux (connaissance sensible), au-delà de ce que comprend la raison (connaissance intelligible), est une sorte de tierce faculté, une intuition supérieure faite pour « saisir » la dimension spirituelle de notre Réalité, toute habitée de la présence de Dieu (cf. la Pensée 793, qui établit l’existence de « Trois Ordres »). « C’est le cœur qui sent Dieu, et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi, Dieu sensible au cœur, non à la raison. » (278). C’est le sens précis de la célèbre pensée : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point. » (277). Mais comment obtenir cette « foi », qui est « un don de Dieu », et non « un don du raisonnement » ? Il faut parier…

■ Quatrième étape. L’argument du pari . En l’absence de certitude sur l’existence de Dieu, on peut poser qu’il y a au moins Une chance qu’il existe, contre un grand nombre N de chances qu’il n’existe pas. Si l’on parie que Dieu existe et que l’on se comporte selon les exigences éthiques du christianisme, on a donc une chance de gagner la vie éternelle (c’est-à-dire une infinité de vies heureuses). Si l’on parie au contraire que Dieu n’existe pas, et qu’en son absence on profite au maximum du séjour terrestre, on a N chances de gagner une très bonne vie. Si l’on compare les deux possibilités, on peut constater mathématiquement l’avantage de la première option, car :

(1 chance) x (une infinité de vies heureuses) > (N chances) x (une vie heureuse)

D’un côté le gain est infini, de l’autre il est fini. Un joueur sensé doit donc parier que Dieu est, et vivre en conséquence… Mais si on ne parie pas ? C’est se conduire comme si Dieu n’existait pas, ce qui revient donc à faire le second choix. Or, on ne peut pas ne pas parier, « nous sommes embarqués » !

En réalité, Pascal propose ce pari (qui a choqué) parce qu’il est sûr que l’engagement dans la pratique religieuse, même si l’on n’a pas la foi, conduit à quitter le « divertissement » qui détournait de la dimension spirituelle ; et donc, à se « brancher » sur la « réalité » de Dieu, laquelle ne pourra que devenir de plus en plus sensible à celui qui lui ouvre son « cœur » (ce coeur qui sent Dieu).

Conclusion provisoire: faut-il chercher en gémissant ?

Fort de tout ce qu’il a « démontré », Pascal pense qu’un lecteur de bonne foi ne peut demeurer indifférent, ni à la question de l’homme ni à la question de Dieu : « Je blâme également, et ceux qui prennent le parti de louer l’homme, et ceux qui le prennent de le blâmer, et ceux qui le prennent de se divertir ; et je ne puis approuver que ceux qui cherchent en gémissant. » Encore une phrase qui a choqué ! Il faut comprendre que Pascal ne désire pas que l’on gémisse, mais sait très bien (par expérience ?) que la recherche de Dieu n’est pas de tout repos. Sa sévérité peut d’ailleurs être nuancée par la fin de la Pensée 194, où il appelle ceux qui vivent dans l’indifférence « à avoir pitié d’eux-mêmes, et à faire au moins quelques pas pour tenter s’ils ne trouveront pas de lumières. » Ces quelques pas les conduiront, pour juger en connaissance de cause, à entrer dans les considérations que se permet l'apologiste sur la supériorité de la religion chrétienne et l'éminente vocation qu'elle confère à l'être humain. "Apprenez, leur dit Pascal, que l'homme passe infiniment l'homme, et entendez de votre maître votre condition véritable que vous ignorez . Écoutez Dieu." (Pensée 434).
Il va de soi que pour laisser ses lecteurs "écouter" Dieu, Pascal alors fait silence. Et pour ne pas troubler cette méditation, je choisis de me taire à mon tour...

B. H.

mercredi 6 août 2008

Le nez de Cléopâtre


Cela devait arriver : il y a une lacune dans la nouvelle édition du Dictionnaire portatif ! On y trouve bien la référence au « nez de Cléopâtre » (dans le test des pages 702-703), mais nulle part dans le livre l’expression n’est expliquée…
Me voici pris à mon propre piège, moi qui, en réponse à notre ami « Phénix ingénu », jugeais indispensable de connaître les locutions culturelles majeures (cf. les commentaires qui suivent la Présentation 2, où je fais l’historique du Portatif).
« C’est un scandâââle ! » eût dit Georges Marchais, exigeant de l’auteur une autocritique en bonne et due forme. Non seulement en effet Pascal a érigé Cléopâtre en référence culturelle, mais Goscinny et Uderzo ne manquent pas de célébrer le « nez » de l’héroïne (dans Astérix et Cléopâtre), et je ne parle pas des nombreux films ou livres qui mettent en scène la reine d’Égypte à la beauté légendaire.

Mais venons-en aux faits. Dans la Pensée 162 (édition Brunschvicg), Pascal écrit : « Le nez de Cléopâtre : s’il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé. » Il veut montrer ainsi que des causes infimes peuvent avoir d’effroyables conséquences. En raison de sa beauté, due à un long nez, Cléopâtre fut en effet successivement aimée de César, puis d’Antoine. Il va de soi que l’histoire de l’empire romain eût été fort différente si, affublée d’un nez plus court (– signe de laideur à l’époque !), notre reine n’avait pas suscité l’ardeur de nos empereurs. Voilà qui illustre, selon Pascal, la vanité de l’amour et des choses de ce monde.

Depuis, faire allusion au « nez de Cléopâtre » n’est pas simplement une coquetterie d’homme cultivé, c’est une référence culturelle, dont la fonction est précisément de renvoyer, par delà les Pensées de Pascal, à un vaste débat à la fois philosophique et historique. Il eût été dommage de priver les lecteurs du Dico portatif, affamés de connaissances, de cette précieuse locution. Voilà mon oubli partiellement réparé... en attendant une prochaine réédition !

B. H.